L ‘AEGIPAN
(par Monique P.)
Lors de l’une de nos randonnées hebdomadaires, toujours belles (voir les photographies du site) et parfois savantes (botanique, géologie, architecture, histoire, etc…), nous sommes passés à St Amant Tallende près d’une fontaine où j’ai reconnu un « aegipan ». J’en avais découvert l’existence pendant la visite d’une exposition de photographies de M. Bucherer à Ceyrat le 12 09 2013 que certains d’entre vous ont peut-être vue. M. Bucherer a répertorié un grand nombre de figures sculptées sur les multiples fontaines du département, et a réalisé un très beau catalogue, « Pierre-Font(s), figures en pierre de fontaines puydomoises »,( Editions Revoir à Mirefleurs).
Ces figures (les mascarons) sont des sculptures ayant un orifice qui permet l’écoulement de l’eau (souvent la bouche…), et parmi les thèmes représentés, (visages humains, animaux : lions, dauphins, griffons, et aegipans), M. Bucherer remarque que ces derniers représentent « presque la moitié des mascarons » ! Cette fréquence et le caractère mystérieux de ce personnage m’ont assez intriguée pour que j’essaie d’en savoir un peu plus, mais l’aegipan reste secret et sa présence sur nos fontaines pour le moins étonnante.
Dans le catalogue pré-cité , M. Bucherer fait une synthèse que je transcris fidèlement :
« Créature de la mythologie grecque, dieu de la forêt, il serait le fils de Pan et de la nymphe Aiga (nourrice de Zeus en Crête) qui tire son nom de « aix, aiga », chèvre en grec. Il aurait inventé la trompette en soufflant dans une conque marine. Plus petit qu’un satyre, il a les yeux d’un homme, les cornes, les oreilles et les pampilles d’une chèvre, une barbe souvent végétale. Sur son front, s’épanouit une large feuille d’acanthe, symbole d’immortalité, dont le segment central se recourbe en avant pour former une crosse. »
On retiendra de cette définition ses caractères pour le reconnaître sur nos fontaines, et qu’il renvoie à cette partie de la mythologie grecque, liée non pas aux « grands » dieux olympiens, mais aux divinités proches de la nature qui peuplaient les chemins que nous parcourons, montagnes, bois, forêts, bords des ruisseaux et des sources, en des temps où les chemins balisés n’existaient pas !
C’est ainsi que par ses caractères, on rapproche l’aegipan du faune ou du satyre, et qu’il est attaché, dans son nom même, au dieu Pan, divinité pastorale par excellence, lui-même représenté comme un être mixte mi-humain, mi-caprin. Pan est toujours présent dans les représentations des cortèges ou « triomphes » de Dionysos, dieu de la fécondité de la nature et dieu du vin, du renouveau et par extension de l’immortalité. (Ph. Morel, Renaissance dionysiaque, le Félin, 2014). L’aegipan est donc une figure complexe et savante qui renvoie à notre culture gréco-latine.
Comment se fait-il que les aegypans soient si fréquents au fond de nos campagnes auvergnates que certains oseraient prétendre… « reculées » ?
Je n’ai pas de réponse, plutôt des pistes de recherche que je vous propose, et non des certitudes.
D’abord, cette culture mythologique était aussi une culture populaire dans des sociétés pastorales et vinicoles où l’on retrouve des cultes agraires que le christianisme a eu du mal à déloger lors de son extension. Nous savons que le calendrier des fêtes chrétiennes est calqué sur celui des fêtes païennes, qui correspondait aux cycles saisonniers importants pour les récoltes (équinoxes, solstices etc). Le dionysisme, (culte de Dionysos), très populaire en Grèce puis à Rome, a laissé de nombreuses traces dans nos régions qui cultivaient la vigne, et les fêtes dionysiaques (pendant lesquelles on transgressait les lois habituelles) se retrouvent dans des traditions qui perdurent comme celle du Carnaval (CF Cl Gaignebet, le Carnaval, Payot, 1974).
Ensuite, comment s’étonner de la fréquence de ces figures qui restèrent populaires si longtemps quand on voit qu’on les retrouve si fréquemment sur nos chapiteaux romans, certes plus souvent étudiés que nos modestes fontaines de village ?
Les sculptures de personnages mythologiques – et pas seulement bibliques et chrétiens -, les monstres et les êtres hybrides peuplent toutes nos églises, que ces dernières soient dites « majeures » (voyez le chapiteau des deux centaures à Orcival) ou qu’elles ne soient que de petites chapelles rurales. Et l’art religieux n’est pas le seul à avoir retenu tous ces êtres fantastiques qui n’ont pas grand chose à envier aux monstres familiers de nos petits enfants : Courrez voir, jusqu’au 27 mai 2017 au musée Bargoin, l’exposition « Verdures », où vous pourrez admirer dix tapisseries d’Aubusson provenant du château de la Trémolière à Anglards de Salers (au fin fond du Cantal !!!) datant du XVI ème siècle. On y voit des motifs végétaux dans lesquels évoluent toutes sortes d’animaux exotiques et de monstres hybrides fabuleux.
Bien sûr, comme le note encore M. Bucherer, la servante qui allait chercher l’eau à la fontaine confondait peut-être l’aegipan avec le Diable, qui a aussi les attributs du bouc. Mais il me paraît très émouvant de trouver dans nos randonnées la manifestation d’une culture capable de mêler aussi étroitement une ferveur populaire qui rend hommage à l’eau de la fontaine, et la réminiscence d’une même ferveur qui nous renvoie à nos plus anciens prédécesseurs.
L’aegipan traverse les siècles !